Nul besoin de revenir en détails sur le projet allemand Apoptose. Rüdiger s'est déjà exprimé sur sa carrière et ses précédentes sorties dans quelques web-zines. C'est pourquoi j'ai pensé qu'il serait plus intéressant de focaliser cette interview sur 'la Célébration de Calanda', thème principal de sa dernière sortie, le magnifique album 'Blutopfer'...

Te souviens-tu de quelle manière tu as découvert l'existence de la célébration de Calanda?

Oui, tout à fait! Un de mes amis, un grand collectionneur de disques industriels, m'a parlé de ce disque de Vagina Dentata Organ "The Pagan Drums of Calanda" et me l'a fait écouter. Ce devait être en 1991 si je me rappelle bien. Le son des tambours m'a frappé comme un coup de marteau. Après l'avoir écouté pour la première fois, j'ai senti que je devais aller à Calanda un jour pour avoir une impression authentique. Il a fallu sept ans pour que mon rêve devienne réalité et je pense que je retournerai là-bas un jour pour une autre "Semana Santa".

As-tu lu le livret de Kadmon 'Nacht Der Stigmata - Calanda'?

J'ai ce livret d'Aorta ici mais je ne suis pas sûr de l'avoir acheté avant ou après ce voyage en Espagne. Je me rappelle l'avoir lu peu de temps après ce voyage et j'avais trouvé qu'il décrivait des émotions qui étaient assez similaires à celles j'avais ressenties durant cet évènement. Cependant je me souviens que ce compte rendu était assez surréaliste - une sensation que je n'ai pas du tout ressentie. J'ai trouvé que l'évènement était très réel, énorme et envahissant.

As-tu fait des voyages préparatoires à Calanda avant d'y retourner dans le but d'enregistrer cet évènement?

Ce voyage en 1998 était mon premier voyage en Espagne et le seul qui m'a mené à ce petit village. J'aurais aimé y retourner, juste pour prendre des photos parce que quand nous étions là-bas je me suis concentré sur les enregistrements sonores. Cela aurait été mieux d'avoir plus de photos pour la sortie du CD. J'ai même demandé des photos à Robert Ferbrache (Blood Axis). Michael Moynihan m'avait dit que Robert avait visité Calanda il y a une dizaine d'années et qu'il avait pris de bonnes photos mais malheureusement il les a perdues depuis.

Comment as-tu procédé pour l'enregistrement? Quel matériel as-tu utilisé et de quelle manière? As-tu laissé les micros ouverts près des percussionnistes et des personnes impliquées, durant tout le temps de la célébration? Est-ce que cela pourrait expliquer les voix que l'on entend en fond?

Il faut imaginer ceci comme un vrai évènement de masse dans ce village. Des milliers de personnes sont dans les rues. La plupart sont aux tambours et beaucoup se contentent de regarder. Les tambours sont vraiment très forts! Peut-être aussi fort que si tu te tiens à côté des enceintes durant une performance industrielle. Tu ne reconnais pas les voix des gens durant l'évènement parce que tu es trop submergé par le son des tambours. Mais si tu enregistres le son, il est inévitable que tu aies aussi les voix sur la bande puisque les percussionnistes et les spectateurs parlent et hurlent autour de toi pour s'entendre par-dessus le bruit. Je les ai entendues pour la première fois lorsque j'ai écouté mes enregistrement à la maison mais je pense qu'ils donnent un côté plus vivant à l'enregistrement, c'est pourquoi je n'ai pas cherché à les filtrer. Sur le dernier morceau "Zuflucht" j'ai même utilisé des bruits et des voix humaines comme élément principal derrière les tambours.
Techniquement, j'ai enregistré le son sur un DAT portable. Le programme de cette fête n'est pas un mystère, je savais à quels moments je devais ouvrir le microphone pour obtenir de bons sons.

Pendant l'enregistrement, avais-tu conscience qu'un jour tu utiliserais ces sources sonores dans ta musique? Ou était-ce simplement pour garder une trace sonore personnelle de ce rituel?

A cette époque, bien que mon premier CD "Nordland" ne soit qu'un rêve éloigné, j'étais sûr de vouloir préparer un disque avec les tambours de Calanda. Ce son était si impressionnant que je ne pouvais pas m'en détacher et j'ai senti que je devais le présenter d'une manière ou d'une autre. L'idée de travailler sur ces enregistrements de tambours ne m'a jamais quitté. Pour finir, il a fallu quelques années avant que je me mette à les travailler car je n'avais pas l'équipement adéquat pour en faire ce que je voulais. Après la sortie de Nordland, le moment était venu de faire quelque chose de différent et les tambours avaient une sonorité suffisamment différente mais appropriée.

Quelles ont été les réactions des gens quand ils t'ont vu enregistrer l'évènement?

Je pense qu'ils s'en moquaient un peu. Il y avait les équipes de la télévision espagnole qui filmaient et interviewaient des gens. En comparaison, je n'étais pas très intéressant pour eux. Je me suis contenté de rester là, à tenir mon microphone.

As-tu eu l'occasion de participer directement à la procession? Est-ce que tu as pu te mêler aux percussionnistes?

Comme j'essayais d'enregistrer le plus de matériel possible, je n'ai pas pu me mêler aux percussionnistes même si des villageois que nous avons rencontrés nous ont offert leurs tambours - ils devaient aller travailler pendant le festival. Quand je regardais les percussionnistes je voyais combien cela pouvait être amusant de prendre part à ces rythmes et lorsque nous y retournerons, j'y participerai certainement.

Dans le livret qui vient avec le CD 'Blutopfer', on peut lire que l'enregistrement "(...) poursuit plus loin encore ce que Vagina Dentata Organ a commencé il y a vingt ans."
Sachant que l'album 'The Pagan Drums of Calanda' est aujourd'hui très difficile à trouver, pourrais-tu nous dire dans quelle mesure 'Blutopfer' diffère du travail de Jordi Valls? Qu'as-tu essayé d'explorer que cet album sorti en 1985 n'avait pas fait?

"The Pagan Drums of Calanda" contient 45 minutes de percussions pures et rien d'autre. Il n'y a quasiment jamais de coupures sur ce disque hormis celle où tu dois retourner le disque pour écouter la deuxième face... Jordi Valls a enregistré cet évènement et l'a présenté en l'état. Dans les quelques interviews de lui que j'ai pu lire, il donnait l'impression d'être très intéressé par l'art conceptuel. Cet album, ainsi que ses autres travaux sonores voulaient, dans une certaine mesure, provoquer et démontrer que le milieu du disque était, et est toujours, superficiel.
Cela n'aurait eu aucun sens de répéter tout ça. Apoptose a un but complètement différent de Vagina Dentata Organ, alors j'ai voulu aller plus loin avec le matériel sonore et enregistrer la musique que j'entends entre les sons des tambours. Les tambours font trembler la ville entière de l'intérieur, sans parler des gens qui en sont les témoins. Le son mène à la transe et évoque beaucoup d'émotions. C'est tout ce que j'ai voulu rendre écoutable dans l'album.
"Blutopfer" est une célébration de l'évènement en lui-même. Il explore et fait ressortir les effets de ce vieux rituel des tambours afin de révéler le dessein que je vois derrière cette coutume. Si je comprends bien l'album de VDO, il se peut que Jordi Valls aie eu la même intention lorsqu'il a sorti son album "The Pagan Drums of Calanda". Mais il me semble que nous avons tous les deux choisi des chemins différents pour atteindre ce but.

J'ai également entendu parler d'une compilation cassette "Hallstaat" à laquelle aurait participé Allerseelen avec le titre "Calanda, Nacht Der Stigmata". As-tu déjà écouté ce morceau?

Désolé, je ne connais pas ce morceau. Est-ce qu'il utilise aussi les tambours? Ce serait intéressant d'écouter son interprétation.

Comment s'est fait le choix, le tri parmi toutes ces heures d'enregistrement que tu as ramenées de ton séjour à Calanda?

Je crois avoir rapporté environ 3 heures d'enregistrements des différentes processions et rythmes et autres bruits. Durant les années qui ont suivi j'ai eu assez de temps pour écouter les bandes et prendre une décision. Pour le CD "Blutopfer" j'ai choisi les morceaux qui m'avaient le plus impressionnés pendant que j'enregistrais là-bas, à cause de leur incroyable pouvoir. Cette impression m'est revenue lorsque je les ai écoutés à la maison. Par exemple la déferlante sonore sur "Apotropaion", qui marque le début du plus grand évènement de ces journées, et qui se transforme plus tard en ces rythmes précis. C'était une expérience marquante! Quelques morceaux comme le rythme de "Zu Füßen der Mutter" ou "Blutopfer" m'ont impressionné par leur pure grâce cérémoniale. Le rythme de "Calanda" te suit durant tout le festival parce que c'est le rythme principal là-bas. Donc, tous les rythmes que tu entends sur "Blutopfer" étaient sur ma liste dès le départ - chacun pour une raison spéciale. L'album n'aurait pas été complet si l'un d'eux avait manqué.

Es-tu resté en contact avec les personnes impliquées dans cette célébration? Ont-ils écouté 'Blutopfer' et si oui qu'en ont-elles pensé?

Nous avons eu des contacts avec des habitants de Calanda mais qui se sont rapidement étiolés alors je ne sais pas si quelqu'un là-bas est au courant de "Blutopfer".

Le célèbre réalisateur, Luis Buñuel, natif du village de Calanda, a dit dans son autobiographie: "Il n'y a rien de comparable au son des tambours de Calanda (...) Nulle part ailleurs, ils ne sont battus avec un tel pouvoir mystérieux." J'imagine que tu ne peux qu'être d'accord avec cette déclaration, n'est-ce pas?

Oui, je peux certainement être d'accord avec lui, ce son est très spécial. Bien qu'il y ait en fait 10 ou 12 villages dans la région qui partagent la tradition des tambours publics durant les fêtes de Pâques, je n'ai pas encore écouté les tambours de ces villages environnants. Peut-être attendent-ils d'être découvertes par d'autres groupes industriels dans les 20 années à venir? Je présume que ces villages ont, chacun, leurs propres rythmes et processions. Mais je sais que les villageois sont habillés de robes de couleurs différentes. A Calanda ils portent du violet, dans les autres villages c'est le bleu ou le noir ou autre chose.
A ce propos: Deux morceaux sur "Blutopfer" ont été enregistrés devant la maison où est né Luis Buñuel...

Après avoir exploré la partie sombre de la conscience à travers une musique qui évoque les paysages du Nord, puis à travers l'hommage à un rituel particulier au Sud, celui de Calanda, je sais qu'un nombre non négligeable de personnes sont curieuses de découvrir quelle sera ta prochaine exploration musicale. Pourrais-tu nous donner quelques indices?

En fait j'ai en tête un concept pour un nouvel album depuis un long moment, mais il bien trop tôt pour en parler car il n'y a quasiment rien d'enregistré. Celui-ci ne sera pas lié à une région géographique particulière. En fait il sera même assez international bien que je pense que le son pourrait de nouveau se tourner vers le "nordique". Il semble que cela soit ma manière de m'exprimer. J'ai d'autres idées en ce moment mais je ne suis pas sûr qu'elles conviennent pour un album entier. Je ferai peut-être aussi un EP à l'avenir. Il n'y a aucune pression pour que je me hâte d'enregistrer, alors je me contente d'attendre et de voir comment ces idées se développeront et prendront forme.

Est-il possible qu'à l'avenir tu renouvelles cette expérience, que tu travailles à nouveau à partir de sources sonores enregistrées, collectées lors de tes différents voyages liés à la survie d'autres traditions païennes ou folkloriques?

En effet, cela pourrait bien arriver. Il y a certains rites très intéressants en Europe que j'ai l'intention d'enregistrer et de transformer en musique d'Apoptose. La plupart de ces festivals ont lieu une fois par an alors il n'est pas facile d'y assister, mais je suis patient. Ceci pourrait être le projet d'un éventuel EP.

Merci Rüdiger d'avoir pris le temps de répondre à mes questions. Les derniers mots sont pour toi...

Merci et si par hasard tu te trouves en Espagne à Pâques, une visite de la région de Calanda en vaudrait définitivement la peine!

Nathalie F.
October 2002

Site officiel:
www.apoptose.net

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